Eric Le Ru est un créatif spécialisé dans la narration et le design de jeux vidéo. Il a mené à bien plusieurs projets pour les studios Atelier 801 et Wolcen Studio. En 2022, il crée son entreprise Piraknights Games.
Cette interview a été réalisée par Anthony Cardinale en 2019 et publiée dans le cadre du livre Créer un jeu vidéo sans coder avec Unity.

Peux-tu te présenter à nos lecteurs ?

Je suis un hybride entre un game designer et un scénariste. J’ai eu l’opportunité d’étudier et travailler des deux côtés de la barrière. J’ai pu explorer divers formats narratifs avant d'atterrir dans le jeu vidéo.

Quels sont les jeux sur lesquels tu as eu l’occasion de travailler ?

Deadmaze, un MMORPG 2D porté sur la survie plus que le combat. Il se passe dans une Californie post-apocalyptique ravagée par de bons vieux zombies. Sur ce jeu, j’ai construit l’univers et écrit la campagne mais aussi contribué au level art et level design des différentes cartes. Cela m’a notamment permis d’affûter mes couteaux sur le sujet de la narration environnementale.

Wolcen: Lords of Mayhem sur lequel je suis scénariste. Il s’agit d’un hack’n’slash avec de fortes inspirations ARPG. De même que sur Deadmaze, j’y dirige toute la partie narrative du jeu, création de l'univers, de sa mythologie, de ses personnages, mais aussi sa campagne, la quête globale, etc.

Sur les deux projets, j’ai aussi pu participer à certaines parties du game design, c’est tout l’intérêt de mon profil hybride.

En quoi consiste ton travail ?

Les missions qui sont les miennes sont très variées et décisives pour le jeu. Si je devais tenter une synthèse de mon travail: créer une IP (Intellectual Property = propriété intellectuelle, en gros un univers étendu qui peut accueillir bien plus qu’un jeu), puis la valoriser via un récit/une campagne de qualité.

Cette dernière mission doit se faire en concordance avec le flow du jeu en travaillant avec le directeur créatif, les game designers, les level designers, etc. Le flow du jeu est la succession d’actions-événements que le joueur va traverser du début à la fin. Un flow maîtrisé alterne moments de pression et moments de calme, mais évite toujours l’ennui.

Tout ceci est la partie créative du travail, mais une fois que toutes ces choses sont inventées, validées et budgétées, il faut les documenter pour que le reste de la production puisse savoir ce qu’il a à faire pour que cela prenne vie. Écrire l’histoire des environnements, du bestiaire, des personnages, de certains props (décorations), etc.

“ La narration n’est pas un bulldozer qui s’impose au reste des créatifs ”

Puis, une fois que cela arrive enfin en production, il faut être le garant de la cohérence de l’univers créé. Être pédagogue avec les artistes pour qu’ils représentent au mieux l’univers du jeu d’un côté et travailler avec les game designers et level designers de l’autre côté, pour gamifier les situations narratives désirées en fonction de l’expérience de jeu voulue. Dans l’ensemble, la narration n’est pas un bulldozer qui s’impose au reste des créatifs, mais un échange constant. Certains sujets méritent que la narration impose son tempo aux autres domaines, mais la plupart du temps elle doit rester au service des limitations techniques ou créatives du reste de la production.

Quelle est une journée type ?

Il n’y a pas une journée type, mais trois, qui parfois se mélangent :

  • La journée d’écriture de texte. L’idéal c’est de limiter les interactions avec les autres au minimum. S’isoler dans sa bulle, et produire.
  • La journée de rédaction de documentation. Elle demande moins de concentration et peut être plus collaborative.
  • La journée de support de production. Présentation sur présentation, réunion sur réunion, crise sur crise, problème sur problème… on court partout, on répond à de nombreuses personnes sur des sujets qui n’ont aucun rapport entre eux, parfois un problème insoluble dans un autre secteur force à itérer sur le scénario déjà écrit et à d’autres moments on lève une rangée de boucliers devant le scénario pour qu’il soit respecté à la lettre. Il faut choisir ses combats.

“ Les interlocuteurs sont très très variés ”

Avec quels autres professionnels es-tu le plus souvent en relation ?

La narration irrigue tous les secteurs de l’entreprise. Les artistes mettent en image l’univers, les designers mettent en jeu le récit, les développeurs doivent donner des outils aussi bien pour le design de quêtes que pour les systèmes narratifs, etc. Les interlocuteurs sont donc très très variés. Mais ceux avec qui l’on passe le plus de temps sont les levels et quests designers.

Quel est le genre de jeu sur lequel tu aimes travailler ? Pourquoi ?

Je pourrais m’épanouir sur tout type de jeu qui prend son univers au sérieux. Ceci étant dit, les RPG et hack’n’slashs me plaisent sous réserve, encore une fois, qu’il y ait un minimum d’ambition narrative. Ce sont des genres très codifiés qui ont souvent besoin de dépoussiérage. On revoit souvent les mêmes archétypes confrontés aux mêmes situations. Si le directeur créatif m’en donne les moyens, cela est très plaisant d’offrir une expérience inédite aux joueurs, loin de ce qui est attendu.

Quel est le jeu (sur lequel tu n’as pas travaillé) qui t’a le plus inspiré dans ta carrière ?

Le jeu de rôle papier et crayon Donjons et Dragons (version 3.5 pour les connaisseurs !). Par extension, Neverwinter Nights 1 sur PC est un jeu sur lequel j’ai passé un nombre d’heures que je préfère ne pas savoir. J’y joue encore toujours un peu, sur un serveur persistant avec des règles strictes et immersives de jeu de rôle. Environnement idéal pour pratiquer son anglais écrit.

Comment trouves-tu de l’inspiration pour la rédaction des scénarios de jeux ?

Partout ! N’importe quel autre média fictionnel enrichit un passif culturel qui pourra être sollicité pour trouver des choses intéressantes.

Mais pas seulement. La musique est une source éternelle d’émotions et d’images.

Enfin, de nombreuses disciplines sans rapport avec la fiction, peuvent souvent servir de base à un concept : psychologie, politique, géopolitique, histoire, ethnologie, éthologie, neurobiologie… par exemple lorsque j’ai dû réfléchir aux symptômes de contamination dans l’univers de zombies-apocalypse de Deadmaze, je me suis grandement inspiré du fait divers du "zombie de Miami" et des drogues qui peuvent transformer un humain en maniaque cannibale inarrêtable. À l’époque, mon historique Google aurait été suffisant pour attirer l’attention de la police.

“ La narration est ce qu’il reste quand un joueur a le sentiment d’avoir fait le tour de la boucle de jeu de base ”

En quoi la narration est⁠-⁠elle importante dans le jeu vidéo ?

Dans la plupart des jeux, la narration est l'appât du joueur casual. Ce joueur, qui survole un jeu sans s’y attarder des dizaines d’heures, a souvent pour critère d’avoir un intérêt pour l’univers et pour l’histoire du jeu. Si la narration échoue à l'accrocher, le succès du jeu va s’en trouver nettement diminué… sauf pour les jeux de niche qui n’ont pas ce problème.

La narration est aussi un paramètre de l’expérience voulue pendant le jeu. Un jeu dont les règles auraient pour mission de faire ressentir de l'héroïsme au joueur ne peut que gagner à développer une trame narrative allant dans ce sens. Le gameplay va alors soutenir la narration et vice versa. Les meilleurs jeux ont une narration et un gameplay en symbiose, soutenant une vision claire du directeur créatif.

Enfin, la narration est ce qu’il reste quand un joueur a le sentiment d’avoir fait le tour de la boucle de jeu de base. Combien d’entre nous ont déjà relancé un jeu juste pour finir sa campagne et connaître son dénouement ? Je pense notamment à certains jeux de stratégie dont les campagnes sont longues. On éprouve une certaine lassitude face au gameplay, mais on continue pour avoir la "récompense narrative" à la fin de chaque étape réussie.

Comment se déroule la rédaction d’un scénario de jeu ?

Cela commence par pitcher une idée au directeur créatif et, à défaut, à tester ce pitch auprès de collègues, amis, etc. Ce pitch, au-delà d’être intriguant, doit être compatible avec l’esprit du jeu pour faciliter la tâche aux designers. Il est contre-productif d’avoir une super idée qui marche difficilement avec le type de jeu associé. Exemple : pitcher de jouer un pacifiste qui s'évanouit à la vue du sang… dans un jeu de guerre. C’est intriguant, mais ne marchera jamais à cause de la dissonance ludonarrative.

Une fois le pitch accepté, il faut établir une liste de désidératas commune : que veut-on voir dans ce jeu ? Quelles sont les choses capitales à incorporer/justifier dans le récit ? Environnements, ennemis, au moins une scène de "siège de château", quel PEGI vise-t-on, quel niveau d’humour et de vulgarité, etc.

On peut désormais étendre le pitch sous la forme d’une structure narrative. On s’assure de placer et respecter tous les éléments impératifs en les liant logiquement les uns aux autres, on y ajoute son propre sel narratif pour que la structure narrative soit forte, et cela nous donne un squelette : une succession de situations de jeu à l’échelle macro. Exemple : Je sais que le quatrième environnement du jeu est dans un désert rempli de faune sauvage, dans ce cadre, le joueur et deux personnages sont poursuivis par les méchants et doivent trouver la cité perdue pour s’y abriter. Puis le cinquième environnement est la cité perdue, remplie de morts vivants. Un des deux personnages y meurt. Etc.

Une fois la structure narrative terminée et validée, cela nous donne la taille du projet. On va pouvoir développer une documentation sur tous les éléments nécessaires à la production de ladite structure (personnages, événements narratifs-gameplay, ennemis, environnements, etc.), qui servira à l’équipe artistique pour créer le jeu.

Enfin, avec l’équipe de design, on va maintenant pouvoir s’intéresser au flow à l'échelle micro du jeu : qu’est-ce qui se passe exactement, où et quand ?

Exemple : À l’échelle macro, on sait que le joueur traverse un désert avec deux personnages alliés, ils sont poursuivis. À l’échelle micro : quels événements vont rythmer le jeu dans le désert ? Une embuscade ? Comment traduire le fait d'être poursuivi par les méchants en situation de jeu ? S’il y a des événements de jeu, comment se déroulent⁠-⁠ils TRÈS précisément ? À noter que ce processus est très itératif, il va falloir adapter et changer des parties de la narration pour accommoder le gameplay.

Lorsqu'on a validé toutes ces étapes, et seulement alors, on peut envisager d’écrire une première ligne du scénario. Écrire avant, à part pour s'entraîner, c’est accepter de devoir réécrire un nombre incalculable de fois le travail déjà effectué, ce qui coûte cher et est démoralisant.

Quelles sont les règles incontournables pour la création d’une bonne histoire ?

Il faut un antagoniste de qualité doté d’un niveau de puissance maîtrisé. Imposant mais pas écrasant. Comme un bon match de boxe, il faut un échange de coups (à l’avantage de l’antagoniste pour créer la tension) et non pas un camp qui subit la puissance de l’autre.

Ajoutons à cela un héros et des personnages secondaires dotés d’une motivation claire et parlante. Des personnages qui doivent être dotés de faiblesses permettant une identification du joueur/spectateur et donc de l’empathie.

Idéalement, le personnage principal doit présenter plusieurs niveaux de conflits, de préférence tous liés à la même problématique :

  • intrapersonnel : une valeur du personnage est mise à rude épreuve, il se questionne ;
  • interpersonnel : un autre personnage incarne une valeur avec lequel il entre en conflit ;
  • institutionnel : une organisation rentre en conflit avec le personnage principal.

Enfin, une fois qu’on a bien appliqué toutes les méthodes et trucs scénaristiques pour faire une bonne histoire… ne pas oublier que les recettes sont faites pour être brisées… intelligemment.

Que conseillerais-tu aux développeurs indépendants ayant un peu de budget pour créer une histoire prenante sans pour autant être en mesure de créer un scénario Hollywoodien ?

Ne pas sous-estimer l’efficacité du hors champ. Il y a une bataille titanesque que vous ne pourrez jamais montrer ? Vous n’avez pas à la couper, juste à ne pas la montrer en images. Les plus grandes séries au monde ont eu recours à cela pour sauver du budget. Des plans de caméra symboliques, l’utilisation du son (pas de l’image) pour véhiculer ce qu’il se passe, ou des tours de passe-passe scénaristiques pour s’épargner d’avoir à montrer ce qu’on ne peut pas montrer sont autant d’outils pour faire vivre l’irréalisable par des voies détournées.

Faites un jeu en 2D. Vous remarquerez qu’il ne s’agit pas ici d’un conseil, mais d’un fait : si vous n’avez pas de moyens, que vous êtes seul/indépendant et que vous voulez faire un jeu en 3D, vous êtes mort avant même de commencer. Enfin… si vous voulez le finir/le commercialiser bien sûr. Si vous voulez juste faire un proto, c’est un autre sujet.

La remarque précédente s’applique aussi à tout projet de jeu multijoueur (sauf local). Vous n’y arriverez pas. Rendez-vous service et ne démarrez pas un projet impossible pour une personne seule.

“ Envisagez l’humour et le second degré ”

Enfin, envisagez l’humour et le second degré comme ton pour votre projet. Se prendre au sérieux avec un sens profond, une dramaturgie, des personnages complexes et des dialogues de qualité… va 9 fois sur 10 se retourner contre vous. La narration est quelque chose de fragile, qui coûte souvent très cher pour être accessible ou sinon demande une quantité de travail faramineuse pour atteindre une population niche qui sera prête à lire vos pavés de texte. Dans tous les cas, faire passer les limites de budget de votre jeu via une bonne dose d’humour incitera le joueur à vous pardonner, car l’humour, lui, ne coûte pas cher et témoigne d’une certaine humilité.

Tu écris des scénarios de jeux depuis quelques années. L'industrie du jeu vidéo a beaucoup évolué notamment avec le développement des jeux mobiles. Que penses-tu de cette évolution ?

Elle a beaucoup changé au moins sur trois sujets :

  • Les pratiques commerciales et les méthodes de financement ont beaucoup évolué avec l’apparition des microtransactions. Cela a beaucoup changé la manière d’aborder le game design du jeu. Dans le meilleur des cas, il n’est pas impacté, mais ça n’est pas toujours vrai. Il y a un grand manque de clairvoyance sur le moyen/long terme de la part des grands développeurs.
  • Les contenus sont de plus en plus sujets à des interventions extérieures. Tout devient politisé, tout le monde réagit à tout, et cela peut parfois avoir des conséquences sur les ventes. Ainsi, de plus en plus, on observe des logiques politiques venir dicter le contenu d’un jeu, contre l’avis et la vision initiale de ses créateurs. L’intégrité d’un jeu, ses personnages, son récit et ses dialogues sont les premières victimes de ce champ de bataille.
  • Les boucles de gameplay se raccourcissent, les joueurs sont peu à peu habitués à se faire récompenser pour tout et n’importe quoi et il devient difficile de protéger un design qui ne va pas dans ce sens. De même, les jeux ayant une difficulté affirmée sont relégués au rang de jeu de niche car l’accessibilité d’un jeu à tous les publics le rend viable économiquement.

Quelle est la différence en termes de travail entre un petit studio et un studio AAA ?

Le studio AAA possède un poste pour chaque métier et sous-métier. Les tâches y sont segmentées, contrôlées, mesurées. On est hyperspécialisé, il y a des process et une hiérarchie claire, on est encadré.

Dans le petit studio, il n’y a pas la main d’œuvre suffisante pour avoir un spécialiste à chaque poste, et parfois avoir quelqu’un, même non spécialiste, n’est pas évident. Cela oblige à la polyvalence, à la prise d’initiative et la prise de risque, à l’autoapprentissage (car la supervision est nécessairement moindre de par son aspect chronophage).

Comment, selon toi, les petits studios indépendants peuvent rivaliser avec les gros studios ? Quelles sont leurs armes et leurs forces ?

Il y a une vraie carte à jouer en ce moment avec le constat d’échec de plusieurs superproductions. Les grands peinent à se réinventer. Les joueurs n’ont plus de repères évidents de qualité et sont prêts à se tourner vers de plus petits studios en échange de fraîcheur vidéoludique. L’innovation aussi bien dans le gameplay que dans les propos tenus est cette fraîcheur que beaucoup de joueurs recherchent. Les petits n’ont pas à être aussi lisses que les grands.

“ Les petits studios n’ont pas à être aussi lisses que les grands ”

Par ailleurs, cibler les niches peu rentables pour les grandes productions est une stratégie viable pour exister. En effet, à part quelques exceptions, les grands studios sont tenus de plaire à une masse et de suivre les modes (#battle royale). Le petit studio est libre de cibler une niche, de prendre des risques que d’autres ne pourraient se permettre.

Quelle est la chose la plus complexe dans ton travail ?

Trouver des idées narratives ex nihilo qui permettent de lier entre elles des choses sans rapport apparent, le tout, en respectant une liste de paramètres et de règles. Les logiques narratives et immersives n’ont rien à voir avec les logiques de production, par conséquent plus la liste de paramètres à respecter est longue, plus trouver une idée qualitative me broie les neurones.

Que conseilles-tu aux personnes souhaitant se lancer dans la création d’un jeu mais n’ayant pas les connaissances initiales requises ?

Premier conseil : Ne pas se trouver d’excuses, des moyens d’apprendre il y en a partout. Des gratuits (tutoriels internet), des payants (écoles), des presque gratuits (université publique).

Deuxième conseil : Réseauter. Aller aux événements locaux d’associations de créateurs de jeux vidéo. Si vous n’avez pas la motivation de ce premier pas, vous n’aurez pas la motivation d’aller au bout d’une entreprise telle que la production vidéoludique… qui reste le plus souvent collaborative.

Troisième conseil : Il ne faut pas se cajoler, il faut se faire violence, mettre ses peintures de guerre et monter au combat : vous allez saigner et mordre la poussière, acceptez-le, séchez vos larmes et relevez-vous. Ceci étant dit, une fois sur le champ de bataille, il faut être indulgent avec soi-même. Si vous n’êtes pas un pro surentraîné, arrêtez de vous comparer aux pros surentraînés qui ont des moyens sans commune mesure avec les vôtres.

Quatrième conseil : Faire des projets à sa taille, ET ALLER AU BOUT. Tout le monde s’en moque de 80 protos en friche et sans polish. Mais une seule démo super propre (y compris esthétiquement) peut faire la différence entre un oui et un non.

Cinquième conseil : L’anglais n’est pas vraiment une option. Que cela soit pour réseauter, regarder des tutoriels, connaître les mots du métier, écrire, etc.

Sixième conseil : Si vous voulez lancer votre studio sans expérience préalable : savoir bien s'entourer, l’union fait la force. Pour les loups solitaires, vous avez de plus grandes chances de survie si vous êtes développeur, ou à la limite artiste. Mais les narratifs et designers sans expérience, qui n’ont pas de compétence autre, n’ont strictement aucune chance seuls. Soit ils s’entourent, soit ils doivent devenir homme-orchestre et mettre les mains dans le cambouis.

En tant que designer/scénariste, tu dois avoir des milliers d’idées. Je me demandais, quel est le pourcentage de bonnes idées qui partent à la poubelle par manque de "place" dans le jeu ?

Ça ne marche pas vraiment comme cela. Je propose des "kits" scénaristiques, des ensembles d’utilisations d'environnements / assets / personnages / situations. Si l’on enlève maladroitement quelque chose qui finalement coûte trop cher, il faut repenser l’ensemble et tout reprendre. Bien sûr, il est possible de sauver un kit malgré le fait qu’il se fasse cribler de coups faute de budget pendant la production, mais cela tire sur la corde scénaristique, jusqu’à ce qu’à un moment il faille reconnaître : le scénario ne tient plus. Et c’est là qu’un kit entier est mis à la poubelle. Je vois donc ça comme des brouettes de bonnes idées qui meurent. Et du coup, lorsque l’on réfléchit en kit, je dirais 66 %, en tout cas dans mon expérience. Mes meilleurs personnages sont morts au fond de brouettes qui ont fini à la poubelle.

“ La boucle de gameplay de base doit être intrinsèquement fun ”

Comment arrives-tu à convaincre les joueurs de jouer et de continuer à jouer à tes jeux ?

Un jeu est avant tout un jeu. La boucle de gameplay de base doit être intrinsèquement fun, sinon tout le reste est un colosse aux pieds d’argile. Cette boucle doit être en béton armé.

La rejouabilité et/ou le end-game doivent être réussis pour avoir une haute durée de vie.

Narrativement, un jeu avec des protagonistes attachants, posant plus de questions qu’il n’y a de réponses, et avec un bon rythme d’action, sont mes principales armes pour maintenir de l’intérêt.

Quel est selon toi le meilleur jeu vidéo en termes de narration ? Pourquoi ?

God of war (2018). Tout va dans le même sens dans ce jeu. Le gameplay, la musique, le scénario, les décors : tout est contrôlé par la même vision et marche main dans la main. Il n’y a pas de dissonance ou de parasitage. Et cela donne une superbe expérience.

Un dernier mot pour la fin ?

Oui, mais il n’est pas de moi ! Pierre Mondy, incarnant César dans la saison VI de Kaamelott résume parfaitement l’attitude à adopter quand on commence dans le jeu vidéo : "On devient pas chef parce qu'on le mérite, andouille ! On devient chef par un concours de circonstances. On le mérite après ! Moi, il m'a p'têt fallu dix ans pour mériter mon grade, si pas vingt. Tous les jours, j'ai travaillé pour pas nager dans mon uniforme. Y a pas trente-six solutions. [... ] Fais semblant ! [...] Fais semblant de mériter ton grade. [...] Si tu fais bien semblant, un jour tu verras, t'auras plus besoin !" [Pierre Mondy, Kaamelott, Livre VI, épisode 5 : Dux Bellorum, écrit par Alexandre Astier]. Faire semblant de savoir ce que l’on fait, on le fait tous dans le jeu vidéo, même pour les plus aguerris d’entre nous. Le fun et l’immersion sont encore des choses fragiles et mal maîtrisées. On chasse ces graals sans jamais avoir la certitude de les atteindre, même après des années d'expérience.

À vous de faire semblant maintenant. Et dans quelques années, peut-être qu’on viendra vous interviewer pour enrichir un livre sur la création vidéoludique.