Une fois le pitch accepté, il faut établir une liste de désidératas commune : que veut-on voir dans ce jeu ? Quelles sont les choses capitales à incorporer/justifier dans le récit ? Environnements, ennemis, au moins une scène de "siège de château", quel PEGI vise-t-on, quel niveau d’humour et de vulgarité, etc.
On peut désormais étendre le pitch sous la forme d’une structure narrative. On s’assure de placer et respecter tous les éléments impératifs en les liant logiquement les uns aux autres, on y ajoute son propre sel narratif pour que la structure narrative soit forte, et cela nous donne un squelette : une succession de situations de jeu à l’échelle macro. Exemple : Je sais que le quatrième environnement du jeu est dans un désert rempli de faune sauvage, dans ce cadre, le joueur et deux personnages sont poursuivis par les méchants et doivent trouver la cité perdue pour s’y abriter. Puis le cinquième environnement est la cité perdue, remplie de morts vivants. Un des deux personnages y meurt. Etc.
Une fois la structure narrative terminée et validée, cela nous donne la taille du projet. On va pouvoir développer une documentation sur tous les éléments nécessaires à la production de ladite structure (personnages, événements narratifs-gameplay, ennemis, environnements, etc.), qui servira à l’équipe artistique pour créer le jeu.
Enfin, avec l’équipe de design, on va maintenant pouvoir s’intéresser au flow à l'échelle micro du jeu : qu’est-ce qui se passe exactement, où et quand ?
Exemple : À l’échelle macro, on sait que le joueur traverse un désert avec deux personnages alliés, ils sont poursuivis. À l’échelle micro : quels événements vont rythmer le jeu dans le désert ? Une embuscade ? Comment traduire le fait d'être poursuivi par les méchants en situation de jeu ? S’il y a des événements de jeu, comment se déroulent-ils TRÈS précisément ? À noter que ce processus est très itératif, il va falloir adapter et changer des parties de la narration pour accommoder le gameplay.
Lorsqu'on a validé toutes ces étapes, et seulement alors, on peut envisager d’écrire une première ligne du scénario. Écrire avant, à part pour s'entraîner, c’est accepter de devoir réécrire un nombre incalculable de fois le travail déjà effectué, ce qui coûte cher et est démoralisant.

Quelles sont les règles incontournables pour la création d’une bonne histoire ?
Il faut un antagoniste de qualité doté d’un niveau de puissance maîtrisé. Imposant mais pas écrasant. Comme un bon match de boxe, il faut un échange de coups (à l’avantage de l’antagoniste pour créer la tension) et non pas un camp qui subit la puissance de l’autre.
Ajoutons à cela un héros et des personnages secondaires dotés d’une motivation claire et parlante. Des personnages qui doivent être dotés de faiblesses permettant une identification du joueur/spectateur et donc de l’empathie.
Idéalement, le personnage principal doit présenter plusieurs niveaux de conflits, de préférence tous liés à la même problématique :
- intrapersonnel : une valeur du personnage est mise à rude épreuve, il se questionne ;
- interpersonnel : un autre personnage incarne une valeur avec lequel il entre en conflit ;
- institutionnel : une organisation rentre en conflit avec le personnage principal.
Enfin, une fois qu’on a bien appliqué toutes les méthodes et trucs scénaristiques pour faire une bonne histoire… ne pas oublier que les recettes sont faites pour être brisées… intelligemment.
Que conseillerais-tu aux développeurs indépendants ayant un peu de budget pour créer une histoire prenante sans pour autant être en mesure de créer un scénario Hollywoodien ?
Ne pas sous-estimer l’efficacité du hors champ. Il y a une bataille titanesque que vous ne pourrez jamais montrer ? Vous n’avez pas à la couper, juste à ne pas la montrer en images. Les plus grandes séries au monde ont eu recours à cela pour sauver du budget. Des plans de caméra symboliques, l’utilisation du son (pas de l’image) pour véhiculer ce qu’il se passe, ou des tours de passe-passe scénaristiques pour s’épargner d’avoir à montrer ce qu’on ne peut pas montrer sont autant d’outils pour faire vivre l’irréalisable par des voies détournées.
Faites un jeu en 2D. Vous remarquerez qu’il ne s’agit pas ici d’un conseil, mais d’un fait : si vous n’avez pas de moyens, que vous êtes seul/indépendant et que vous voulez faire un jeu en 3D, vous êtes mort avant même de commencer. Enfin… si vous voulez le finir/le commercialiser bien sûr. Si vous voulez juste faire un proto, c’est un autre sujet.
La remarque précédente s’applique aussi à tout projet de jeu multijoueur (sauf local). Vous n’y arriverez pas. Rendez-vous service et ne démarrez pas un projet impossible pour une personne seule.
“ Envisagez l’humour et le second degré ”
Enfin, envisagez l’humour et le second degré comme ton pour votre projet. Se prendre au sérieux avec un sens profond, une dramaturgie, des personnages complexes et des dialogues de qualité… va 9 fois sur 10 se retourner contre vous. La narration est quelque chose de fragile, qui coûte souvent très cher pour être accessible ou sinon demande une quantité de travail faramineuse pour atteindre une population niche qui sera prête à lire vos pavés de texte. Dans tous les cas, faire passer les limites de budget de votre jeu via une bonne dose d’humour incitera le joueur à vous pardonner, car l’humour, lui, ne coûte pas cher et témoigne d’une certaine humilité.
Tu écris des scénarios de jeux depuis quelques années. L'industrie du jeu vidéo a beaucoup évolué notamment avec le développement des jeux mobiles. Que penses-tu de cette évolution ?
Elle a beaucoup changé au moins sur trois sujets :
- Les pratiques commerciales et les méthodes de financement ont beaucoup évolué avec l’apparition des microtransactions. Cela a beaucoup changé la manière d’aborder le game design du jeu. Dans le meilleur des cas, il n’est pas impacté, mais ça n’est pas toujours vrai. Il y a un grand manque de clairvoyance sur le moyen/long terme de la part des grands développeurs.
- Les contenus sont de plus en plus sujets à des interventions extérieures. Tout devient politisé, tout le monde réagit à tout, et cela peut parfois avoir des conséquences sur les ventes. Ainsi, de plus en plus, on observe des logiques politiques venir dicter le contenu d’un jeu, contre l’avis et la vision initiale de ses créateurs. L’intégrité d’un jeu, ses personnages, son récit et ses dialogues sont les premières victimes de ce champ de bataille.
- Les boucles de gameplay se raccourcissent, les joueurs sont peu à peu habitués à se faire récompenser pour tout et n’importe quoi et il devient difficile de protéger un design qui ne va pas dans ce sens. De même, les jeux ayant une difficulté affirmée sont relégués au rang de jeu de niche car l’accessibilité d’un jeu à tous les publics le rend viable économiquement.

Quelle est la différence en termes de travail entre un petit studio et un studio AAA ?
Le studio AAA possède un poste pour chaque métier et sous-métier. Les tâches y sont segmentées, contrôlées, mesurées. On est hyperspécialisé, il y a des process et une hiérarchie claire, on est encadré.
Dans le petit studio, il n’y a pas la main d’œuvre suffisante pour avoir un spécialiste à chaque poste, et parfois avoir quelqu’un, même non spécialiste, n’est pas évident. Cela oblige à la polyvalence, à la prise d’initiative et la prise de risque, à l’autoapprentissage (car la supervision est nécessairement moindre de par son aspect chronophage).
Comment, selon toi, les petits studios indépendants peuvent rivaliser avec les gros studios ? Quelles sont leurs armes et leurs forces ?
Il y a une vraie carte à jouer en ce moment avec le constat d’échec de plusieurs superproductions. Les grands peinent à se réinventer. Les joueurs n’ont plus de repères évidents de qualité et sont prêts à se tourner vers de plus petits studios en échange de fraîcheur vidéoludique. L’innovation aussi bien dans le gameplay que dans les propos tenus est cette fraîcheur que beaucoup de joueurs recherchent. Les petits n’ont pas à être aussi lisses que les grands.
“ Les petits studios n’ont pas à être aussi lisses que les grands ”
Par ailleurs, cibler les niches peu rentables pour les grandes productions est une stratégie viable pour exister. En effet, à part quelques exceptions, les grands studios sont tenus de plaire à une masse et de suivre les modes (#battle royale). Le petit studio est libre de cibler une niche, de prendre des risques que d’autres ne pourraient se permettre.
Quelle est la chose la plus complexe dans ton travail ?
Trouver des idées narratives ex nihilo qui permettent de lier entre elles des choses sans rapport apparent, le tout, en respectant une liste de paramètres et de règles. Les logiques narratives et immersives n’ont rien à voir avec les logiques de production, par conséquent plus la liste de paramètres à respecter est longue, plus trouver une idée qualitative me broie les neurones.